Müller & Makaroff (de Gotan Project) Présentent PLAZA FRANCIA ORCHESTRA
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En hôtes exigeants, Eduardo Makaroff et Christoph H. Müller trient leurs invités sur le volet, avant de les accueillir Plaza Francia, croisement convivial et raffiné entre Paris et BuenosAires. Pionniers de la réinvention électronique du tango avec le groupe Gotan Project au début des années 2000, les deux musiciens poursuivent leur exploration du tango argentin, dont la France a été très tôt un épicentre, et le demeure. Dessinée pour le livret par Antonio Segui, leur ami, peintre argentin vivant en France, cette place de France et de tous les possibles a pris des couleurs du sud des Amériques.

Première invitée, en 2014, Catherine Ringer, qui donnait la texture rock à un projet de tango acoustique. Elle le chantait en pur espagnol porteno, avec gouaille, mine effrontée et poses langoureuses. Elle est encore là pour ce Plaza Francia désormais « Orchestra ». Elle y interprète seulement deux titres, cédant la vedette à un convive d’un autre genre : un orchestre de tango. Un « orquestra tipica» argentin, un quatuor à cordes, un piano, deux bandonéons, le tout mené par Pablo Gignoli. Pour sa part, Christophe H. Müller revient à ses claviers et aux rythmiques électroniques.

La voix de Catherine Ringer se pose donc sur deux de « ces expériences de tango qui ne doivent jamais sonner comme expérimentale », dit Eduardo Makaroff, l’homme au chapeau, qui joue de la guitare et qui parfois chante aussi. Sur Bàrbara Monica, elle est une grande bourgeoise de Buenos Aires, descendue de son quartier de la Recoleta vers les bals populaires. La voici, dans cette milonga écrite par Sergio Makaroff, parolier et frère d’Eduardo, transparente, franche, ironique. Plus loin, Catherine Ringer pousse la logique du tango à ses extrêmes, au fond du hasard et de la nécessité, avec Todo estaba planeado (tout était écrit) où la femme bafouée remonte la mécanique de la trahison.

Plaza Francia Orchestra est un creuset où les sons des immigrations se précisent. Genre né dans le delta du Rio de la Plata à la fin du 19è siècle, le tango cache un ADN multiple : il fut créé par des Italiens du sud, des marins allemands, des Espagnols sans feu ni lieu, des juifs fuyant les pogroms, et, évidemment, des Africains amenés par les routes de l’esclavage, « un mélange de pauvres », selon Eduardo Makaroff. Et ce n’est pas un hasard si nos deux comparses ont appelé à leur côté Lura, chanteuse venue d’un pays champion du vague à l’âme et de l’émigration maritime, le Cap-Vert. La voici chantant Un Lugar (ou la recherche d’un lieu intérieur), et puis Arrebato avec un léger accent créole, « parce que le tango est universel et qu’il est le symbole d’une résistance ».

Des voix, cet album de musique instrumentale en est rempli. Elles l’habillent. Le recomposent. Auteurs-compositeurs, Makaroff et Müller montent un théâtre sonore emballant. Il y a la voix de Pancho Ibànez, célèbre présentateur de radio argentin, décrivant la Plaza Francia comme s’il fut en reportage, celle de Maria Muliterno, qui déroule le serpent venimeux de l’amour passion dans Te prohibo (« Je t’interdis de mourir avant moi »), tandis que le réalisateur argentin Pedro Saborido donne une leçon de tango pour débutants.

Car le tango, « ce virus fascinant, cette matière avec la quelle on travaille et dont on ne peut plus se passer », selon Christoph H. Müller, s’est construit sur la danse et les percussions. Ses racines sont africaines –en 1840, 40% de la population portena était noire. Plaza Francia
Orchestra y revient. « Après 1860, les gouvernements successifs s’employèrent à faire de l’Argentine une nation européenne, niant tout africanité dans le destin national », explique Eduardo Makaroff. Le tango élimine alors ses tambours. Puis Carlos Gardel invente le « tango cancion », la chanson, au tout début du 20 è siècle.

Avec une reprise d’Oblivion, composé en 1984, le Plaza Francia Orchestra s’en prend même au maître du tango instrumental contemporain, Astor Piazzolla (1921-1992). Ce « musicien magnifique » n’aimait pas le tango dansé, qui « est pourtant une machine à groove. Ici, nous avons osé toucher au mouvement, changer un peu les structures d’Oblivion, ajouter des percussions», selon Christoph H. Müller. Oblivion conclut un album ouvert par Dedos de oro, superbe titre cinématographique, tango-fado arrangé à la façon du maître brésilien de la bossa nova, Antonio Carlos Jobim, avec orchestres de cordes et élans lyriques. « Comme le rock, le jazz, la bossa nova, le tango est une musique de fusion, insiste Eduardo Makaroff. Ses aller-retour incessant entre les Amériques et l’Europe l’ont transformée en une danse à deux, la plus sensuelle, la plus subtile, la plus émotive, jamais pelvienne ».